Maison Usonienne typique de l'architecture organique de Lloyd Wright

Sur la piste de Frank Lloyd Wright : aux origines du Béton Ciré

Quand Benjamin Champlain m'a demandé de rédiger un petit article sur l'histoire du béton ciré pour le site du Jardin Des Matières, j'étais loin de m'imaginer que je réécrirai trois fois le papier avant de pouvoir le publier. Loin de me figurer que des recherches sur les origines de ce que l'on appelle par convention langagière "Béton Ciré" (et qui n'est aujourd'hui ni du béton, ni ciré cf. infra) m'amèneraient à investir le champ de l'architecture moderne et l'histoire des mortiers et bétons, leur typologie et même (un peu) leur chimie... Loin de m'imaginer le fouillis lexical qui nimbe le champ des "Bétons Cirés", fait de glissements sémantiques et définitions nébuleuses, polysémiques, variables selon les époques.

Bref, l'affaire n'était pas aussi commode qu'elle en avait l'air a priori : pas de bouquin savant à disposition, peu de sources fiables sur internet... La plupart des sites traitant du sujet semblant dramatiquement touchés par le syndrome wikipediesque du ctrl+c / ctrl+v (copier/coller)...


   Spoiler alert : des origines antiques un peu tirées par la spatule


Relier un matériau ou une pratique à des origines ancestrales donne manifestement une certaine aura, un cachet spécial à l'objet d'étude considéré. Ainsi, tout le monde ou presque sur la toile convoque l'historicité antique du béton ciré, qui aurait été connue dès Rome, voire avant. Sans trop rentrer dans les détails, il semblerait que cette assertion soit sinon fumeuse, au moins sujette à discussion. Et à parti pris. Le mien sera de considérer, schématiquement, que si des matériaux antiques ont pu éventuellement se rapprocher de l'apparence extérieure de ce que nous appelons aujourd'hui béton ciré, cela tient plus d'une coïncidence que d'un héritage. Nous traiterons ce point de façon complète dans une prochaine publication. Disons tout de suite, en exagérant volontiers, qu'attribuer des origines antiques à notre Béton Ciré contemporain (qui est "en vrai" un micro-mortier décoratif "aspect béton ciré", cf.infra) pourrait revenir à relier directement la voiture électrique à l'invention de la roue.

   Spoiler alert bis : les mortiers décoratifs 'Béton Ciré" ont grosso modo vingt ans d'âge, tout au plus !

Le vocable "Béton Ciré" est aujourd'hui très galvaudé et recouvre une foultitude de réalités hétérogènes. En réalité, cette appellation générique est un fourre-tout commode, une sorte de convention langagière. On appelle communément "bétons cirés " tous les revêtements décoratifs dont le rendu esthétique recherché, la texture, l'aspect minéral, évoquent les véritables bétons cirés... Lesquels sont rarement mis en oeuvre de nos jours compte tenu de leur coût et des contraintes lourdes qu'ils imposent.

Bref, nos mortiers décoratifs ne sont pas des bétons car un béton est un matériau de construction épais, comportant d'assez gros granulats en plus du sable (graviers de différentes tailles...), a priori à base de ciment, et doté de propriétés mécaniques importantes. Ce que ne sont pas les revêtements décoratifs "aspect béton ciré" qui sont des mortiers, c'est-à-dire des mélanges fins voire très fins aussi bien en épaisseur (souvent millimétriques) qu'en termes de granulométrie (silice). Pas des bétons non plus car si au sens large un béton peut être à base de chaux (cf. le béton romain), beaucoup des mortiers décoratifs contemporains, et parmi les plus esthétiques et durables, ne contiennent aucune charge minérale hydraulique (ni ciment, ni chaux hydraulique, ni plâtre...). En effet, il existe aujourd'hui une recherche continue dans le secteur, avec des liants innovants, à bases de résines naturelles et/ou synthétiques capables de créer des effets visuels bluffants, plus souples (et donc moins susceptibles de fissurer) et durables. Dont le mortier décoratif du Jardin Des Matières dont la composition est... secrète (sorry).

De plus, ces mortiers décoratifs, voire micro-mortiers décoratifs, ne sont pas cirés, ni huilés. Ils sont soit rendus hydrofuges et oléofuges au moyen de vernis (lesquels procurent parfois un effet visuel "plastique" pas terrible), soit plus rarement grâce à un traitement "dans la masse" (lequel procure un rendu plus "minéral"). C'est le cas du mortier décoratif du Jardin Des Matières, outre l'utilisation d'adjuvents et d'imprégnateurs pour finaliser le rendu souhaité (mat ou satiné) et parachever sa protection.

Toutes ces offres de micro-mortiers décoratifs aspect béton ciré, millimétriques, qu'elles soient vendues sous forme de kits (poudre  + Liant) ou de pâtes prêtes à l'emploi datent, en gros, des années 2000.

Toutes ces questions feront également l'objet d'un article complet afin de vous permettre d'y voir plus clair dans l'univers touffu des mortiers décoratifs "aspect Bétons Cirés".

             

La célébrissime "Fallingwater House" de Lloyd Wright

   Lloyd Wright : père de l'architecture moderne... et du béton ciré ?

Au terme de mes recherches laborieuses, j'en ai bien l'impression. Ce type était un visionnaire génial, et je suis très heureux d'avoir découvert son existence et les grandes lignes de son oeuvre prolifique grâce à la préparation de cet article.

Au début du siècle, Frank Lloyd Wright  (1867-1959), considéré aujourd'hui par ses pairs comme le plus grand architecte américain de tous les temps, fonde l'architecture organique et donne ses lettres de noblesse au béton. Esprit libre et progressiste à la vie romanesque, il invente notamment les concepts de "Prairie House" ( dès 1897), puis de "maison usonienne" (l'usonie  désignant l'Amérique idéale), de "Textile Block Houses" (maison faite de blocs de béton dont certains sculptés)... Il s'agit chez Lloyd Wright, dès le départ, d'harmoniser les constructions avec la nature environnante (d'où une horizontalité constante de ses créations), d'ouvrir, illuminer (grandes baies vitrées) et fluidifier les espaces, de créer une continuité entre l'extérieur et l'intérieur. Cent ans d'avance ?

Avant-gardiste, Lloyd adopte une vison totale, holistique, de l'architecture : il corrèle art (il dessine d'ailleurs le mobilier de ses maisons),  idées sociétales nouvelles articulées autour du bonheur et habitat. Les maisons ne sont plus des "machines à habiter", elles sont des projets de vie, participe d'une philosophie globale et altruiste, joyeuse et fédératrice. Et elles sont belles, de dedans comme du dehors. Ses maisons usoniennes se veulent abordables pour le plus grand nombre.

                      "la simplicité, c'est l'harmonie parfaite entre le beau, l'utile et le juste" (F. Lloyd Wright)

             

   Usonian House : horizontalité, lumière, symbiose avec la Nature...

   Le Béton n'est plus "un rebut méprisé"

Le béton est au centre de ses projets et concepts novateurs, surtout à partir des années 20. Il n'est pas exagéré de considérer que cet austère matériau de construction est sorti avec Lloyd de la gangue purement utilitaire dans laquelle on l'avait enfermé jusque-là (Wright : " extirper ce rébut méprisé de l'industrie du bâtiment").

Plus tard, l'architecture Brutaliste (de "brut") de l'après-guerre fera du Béton son étendard, adoptant une vison du beau iconoclaste et déroutante. Malgré son projet également philosophique et sociétal (Le corbusier et la "Cité Radieuse" à Marseille : un concept total... un peu daté), ce courant consacrera une architecture radicalement massive et souvent verticale, à l'opposé de celle de Wright. Deux salles, deux ambiances !

Quelques créations iconiques : Les "Prairie Houses" (1897), La célèbre "Maison de la Cascade", "l'Imperial Hotel de Tokyo", "l'Ennis House",  les "Maisons Usoniennes", le Musée Guggenheim...

               
"La petite Nina à l'UNESCO" par Yael Frégier. Brutalisme et Béton Ciré... Architectes : Bernard Zehrfuss, Marcel Breuer et Pier Luigi Nervi

   "Un sol en béton rouge Cherokee"

Fouinant tel un limier 3.0 sur le web, je fus mis sur la piste de Lloyd Wright par une sybilline mention de son nom sur le seul site trouvé ne reliant pas l'histoire du Béton Ciré à l'antiquité la plus obscure ; je désespérais de trouver trace de Béton poli, lustré, patiné, ou ciré au sol d'une des maisons du célèbre architecte. Et puis, par la magie de google et des mots-clés, le miracle advint, évident : je trouvai une annonce salvatrice. Car quelques maisons conçues par Wright sont à louer, à la journée. Extrait de la description :  "la maison synthétise à elle-seule tous les codes qui ont fait le succès de l'architecte : une structure incurvée, de larges baies vitrées, des plafonds en bois et un sol en béton rouge Cherokee ainsi qu'un mobilier signé Frank Lloyd lui-même". Nous y sommes. Poursuivant mes recherches plus avant, je découvrai que de nombreux sols en béton ciré de Lloyd Wright arborent ce magnifique rouge, couleur qui est d'ailleurs une création originale du célèbre architecte, le "rouge Cherokee".

             
Sol en Béton "rouge Cherokee"

Nous voilà donc avec des sols en béton coloré, poli, et manifestement cirés. Ces sols ont une vocation esthétique et s'inscrivent dans la même philosophie générale que celle dans laquelle se situent nos "bétons cirés" (au sens générique) contemporains : des espaces ouverts et lumineux, apaisants, les sols y mettent en valeur les lignes architecturales et le mobilier, la décoration. Ainsi, ils sont sont, malgré la présence de joint entre les blocs, les premiers Bétons cirés de l'ère moderne.

NB : Oui, il a existé des sols roses à base de chaux à l'ère romaine... Mais ils avaient une destination purement utilitaire et étaient réservés, de par leur relative imperméabilité, à des espaces de stockage ou de travail (ateliers...). Leur couleur rose venait de la présence de tuileaux concassés dans les mortiers (afin de renforcer le mélange et de le rendre hydraulique) et n'avaient pas de vocation décorative. On pense par ailleurs que leur aspect vaguement poli voire lustré était dû à l'usure, à la patine créée par le passage répété des occupants. En ce sens, notamment, ces sols antiques peuvent difficilement être perçus comme les ancêtres de nos bétons cirés. Ils n'en sont vraisemblablement pas l'inspiration et ne s'inscrivaient pas du tout dans la même philosophie, le même usage.

Pour autant, il semble manquer un maillon à notre chaîne historique du béton ciré contemporain : la continuité parfaite des sols, dépourvus de toute césure. Il nous faudra prolonger notre voyage un peu plus loin : l'avènement des bétons cirés sans joints issus de la mouvance loft et du courant minimaliste, à la fin des années 80.

On se donne rendez-vous très bientôt pour la suite !

Aaron pour Le Jardin Des Matières



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