La "préhistoire" du Terrazzo (Genèse)


Avant-propos :

Le véritable Terrazzo n'est pas un revêtement, ni même de la "déco" : au Jardin Des Matières, on l'envisage comme une oeuvre d'art, indomptable, singulière, fascinante.

Dès lors, si d'Art il est question, comment éluder son épopée à travers le temps et la géographie ?

Le Terrazzo s'inscrit dans une histoire longue et tortueuse mais relativement peu documentée, tandis qu'il fourmille sur la toile une grande quantité d'informations et points de vue divergents, parfois erratiques... si bien qu'il est difficile au profane de se représenter clairement sa trajectoire : c'est regrettable.

D'autant que le Terrazzo propose une illustration topique des cycles de la beauté et des modes, de l'idée d'aller et retour continu entre les âges.

Ainsi, cette matière pas comme les autres abolit les frontières, de nombreuses frontières... Le Terrazzo offre d'une part aux différentes pièces d'un lieu de vie un continuum d'une beauté minérale saisissante, et, d'autre part, le Terrazzo s'affranchit largement de la dichotomie entre l'artisanat et l'art ; ensuite, par sa singulière façon de "passer de mode" pour toujours revenir au coeur des goûts et des couleurs des esthètes, la noble matière semble  faire fi du temps et de ses vicissitudes...

Enfin, il a su comme peu voyager au gré des pays et des continents, d'abord de la Grèce antique à l'Italie Romaine, puis conquérir une bonne partie de l'Europe au XIXème siècle, pour finalement s'échapper en Amérique dès le début du XXème à l'occasion de l'émigration italienne vers le nouveau monde... Et finalement revenir en Europe et ailleurs à la faveur de la période Art-Déco de l'entre-guerre, puis du mouvement Memphis dans les années 80, avant d'opérer son dernier come-back depuis les années 2010 !

Osons la tautologie et commençons par les débuts : voici le 1er acte d'une série d'articles dédiés à l'histoire du Terrazzo, que l'on connaît en France par ailleurs sous le terme de "granito" (à ce sujet voir notre article "la différence entre Terrazzo et Granito" : cliquez ici).


La nébuleuse "préhistoire" du Terrazzo (opus signinum, opus figlinum, pavimentum barbaricum, pavimenta, lithostrata, rudus novum... etcaetera) : Grèce et Rome Antiques

Certaines sources affirment que les premières traces de Terrazzo, ou plutôt de son lointain ancêtre, furent identifiées au Liban au VIIème siècle avant notre ère, voire avant (néolithique précéramique), d'autres dans l'actuel Irak, ancienne Mésopotamie (4500 env. Avant JC). Quoi qu'il en fût, tout le monde semble s'accorder aujourd'hui sur le fait que l'on trouvait un mortier de chaux rose dans la Grèce antique et qu'il fût importé dans l'actuelle Italie à la suite des conquêtes romaines.

Qu'est-ce que le fameux opus signinum, que d'aucuns appellent "le terrazzo des archéologues" ?

Il désigne un matériau de construction utilisé comme revêtement imperméable pour les sols, à l'extérieur comme à l'intérieur, et également pour les parois de certains ouvrages (citernes...). Ce sont des archéologues qui ont qualifié ce matériau composite d'opus signinum, semble-t-il de manière anachronique/ erratique comme nous allons le voir plus loin.

Il est constitué de tuileaux et de mortier fin de chaux. Il est appliqué en différentes couches, avec des grains de différentes granulométries, trempés et battus à plusieurs reprises. Une sorte de mortier hydraulique (grâce à la présence de fragments de tuiles) de couleur rose. Il n'aurait donc pas de véritable correspondance avec l'opus signinum attribué – un peu vite semble-t-il- à Vitruve (Marcus Vitruvius Pollo, dit Vitruve, environ - 80 avant JC/-15 avant JC, architecte romain, dans De Architectura).

D'après Antonio Crovato* ce qui se rapproche le plus du Terrazzo chez Vitruve (dans son traité De Architectura) est décrit en réalité sous le terme d'opus figlinum (l'ouvrage du potier), tandis que les artisans de l'époque l'auraient appellé rudus revivivum s'il était uniquement composé de fragments de briques et de mortier de chaux, et rudus novum s'il était enrichi d'éclats de marbre. Avec le rudus novum, on se rapproche de l'actuel Terrazzo/ Granito.

L'opus Signinum "des archéologues" (opus :oeuvre, signinum : de la ville de Segni en Italie) n'est donc pas à proprement parler un parent direct du terrazzo mais plutôt un lointain ancêtre.

C'est en réalité Pline l'ancien, lecteur de Vitruve, qui décrit le premier sous le vocable d'opus signinum ce matériau composite, originaire d'après lui de la Grèce Antique.

Pline établit une distinction entre d'une part le géniteur de la famile "terrazique", le pavimenta où  différents type d'opus signinum sont battus/damés avec des éclats de minéraux ou des galets de rivière disséminés de façon aléatoire,  et le lithostrata d'autre part. Les lithostrata étant quant à eux des sols décorés avec une composition non aléatoire de petits fragments de pierre : on est ici dans la famille de la mosaïque, tandis qu'avec le pavimenta on s'inscrit dans celle des battuto (sols damés, battus ou tassés : encore un autre vocable pour le terrazzo !).

NB : cet opus signinum a pu aussi être appelé en Italie romaine pavimentum barbaricum ou encore opus testaceum... ou encore opus segmentatum si le mélange incluait également des éclats de marbre.

La mosaïque- lithostrata- est la soeur ainée du Battuto ou Terrazzo Vénitien. Elle atteint son paroxysme de perfection à la fin de l'empire romain, au début de l'ère chrétienne et byzantine. A cette époque, l'avènement du christianisme conduit à la prévalence de la mosaïque sur la peinture.

Détail d'un sol en mosaïque datant de 1141, Basilique S. Maria e S. Donato, Murano, Venise, Crédit : A. Crovato


Les artisans du Frioul, gardiens des secrets du Terrazzo durant le bas Moyen-âge


Plus tard, les invasions barbares entraînent un déclin marqué de cet forme d'art ornemental. Fort heureusement, à la façon dont l'écriture a pu se perpétuer au bas moyen-âge grâce à quelques moines-copistes, les artisans de la région du Frioul (Friuli, Nord-Est de l'Italie) semblent être ceux grâce à qui cet art a pu se perpétuer au travers des siècles, sans que l'on sache selon quelles modalités exactement. Ainsi, c'est bien grâce à ces artisans du Frioul que le terrazzo a pu se développer ultérieurement, sous le vocable de Battuto (que l'on peut traduire par "damage" ou "tassage"). Le Battuto, donc : un mortier agrémenté de galets de rivière, multicolores. Ils étaient collectés dans le lit des rivières Meduna, Tagliamento et Celina.

Enfin, grâce à l'essor économique de Venise, ces artisans s'installèrent dans la cité lagunaire où ils participèrent très activement à l'effort de construction et de développement architectural. Mais cela, c'est une autre histoire : à suivre donc !


*Antonio Crovato : confrontés à une foultitude d'informations parfois peu soucieuse des -maigres- données historiques disponibles, nous avons décidé de nous fier à la source s'étant manifestée comme la plus légitime : Antonio Crovato, auteur du magnifique et assez confidentiel ouvrage "The Venetian Terrazzo" (Ed; Grafi, 1999, non traduit en français). Antonio Crovato est un architecte italien, applicateur de Terrazzo, héritier d'un savoir-faire ancestral puisque son aïeul Giobatta Crovato fût l'un des cofondateurs à Venise de la guilde des applicateurs de Terrazzo... en 1582 !


Aaron / Jardin Des Matières












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